Portée par un long cou gracieux, cette tête au visage arrondi en forme de cœur, aux larges yeux ovales et à la bouche pulpeuse et souriante est étroitement liée à la tête en pierre sculptée par Modigliani vers 1911. Ce dessin et la sculpture font écho aux caractéristiques des têtes khmères que Modigliani aurait vues à Paris à cette époque et dont il s’est grandement inspiré.
Ce dessin est à rapprocher de la série des cariatides de Modigliani, thème majeur dans son oeuvre entre 19110 et 1913. L’architecture mais aussi la sculpture incite l’artiste à la simplification des formes et à la recherche de l’équilibre. Le trait simple et immédiat laisse de l’oeuvre une sensation de légèreté et un supplément d’âme. Quant aux mèches de cheveux et au colliers ils tempèrent la monumentalité géométrique de l’inspiration sculpturale caractéristique des recherches de Modigliani.
Mise en valeur dans un cadre noir a reflet doré l’œuvre est présentée dans un montage avec carton de conservation et vitre de protection anti-UV (Perspex).
Cette œuvre a été exposée à de nombreuses reprises et notamment à Tokyo au musée royal Uneo, au Musée juif de New York, au musée de la ville Livourne et à Vienne à l’Albertina Museum.
Acquis directement par Paul Alexandre auprès d’Amedeo Modigliani, ce dessin a été transmis par descendance à l’actuel propriétaire.
Ce dessin est à rapprocher d’un dessin très proche mais représentant la même figure de profil conservé au Museum of Modern Art de New York. Les boucles; la finesse du cou et le tracé raffiné du nez et des sourcils font écho au dessin présenté ici.
modigliani femme de profil du MOMA de New York
Figure emblématique de l’artiste complet de la Bohème parisienne des années 1910, Amedeo Modigliani est un des artistes les plus importants de l’Avant-Garde du début du XXème siècle à travers ses peintures, ses sculptures, mais surtout ses dessins épurés et synthétiques qui reflètent tout son art et l’ensemble de sa trop courte carrière.
Né à Livourne en Toscane d’une famille juive et commerçante le 12 juillet 1884, Amedeo Modigliani est un enfant maladif mais très tôt irrésistiblement attiré par l’art. Touché par la typhoïde et la tuberculose, il passe de nombreuses fois près de la mort ce qui convainc sa mère de le laisser entreprendre des études artistiques auprès du peintre livournais Micheli et l’incite à emmener Modigliani adolescent se refaire une santé dans le sud de l’Italie. Entre 1900 et 1902, il séjourne à Naples, Capri, Florence et Rome où il se noie dans les Antiques qui émailleront son oeuvre dessinée et sculpturale, très marquée par l’Antiquité, comme en témoignent les nombreuses cariatides ou figures féminines hiératique et hellénisantes qu’il dessinera par la suite.
En 1906, il s’installe à Paris et s’initie à la Bohème artistique du quartier de Montmartre qu’il fréquente à l’image de Picasso au Bateau-Lavoir. Un an plus tard il rencontre le docteur Paul Alexandre, fraîchement diplômé à l’âge de 26 ans et qui a mis à la disposition de ses amis artistes un pavillon promis à la démolition rue du Delta à Montmartre qu’il loue à la Ville de Paris. Parmi les habitués du Delta, Constantin Brancusi qui influencera le passage à la sculpture de Modigliani ou Henri Doucet qui présente le peintre désargenté et encore inconnu au docteur Alexandre. Celui-ci, immédiatement séduit, devient son principal admirateur et unique mécène. « Tout de suite j’ai été frappé par son talent extraordinaire et j’ai voulu faire quelque chose pour lui. Je lui ai acheté des dessins et des toiles, mais j’étais son seul acheteur et je n’étais pas riche. » raconte le docteur Alexandre. La pauvreté émaille la vie du peintre livournais. Alors que les artistes du pavillon du Delta s’emploient à côté de leur production à des travaux de serveurs ou de manutentionnaires pour vivre, Modigliani refuse tout travail qui l’éloigne de son art. « Il ne voulait que de son art […] c’était un aristocrate né. […] C’est qu’il avait pour l’art une passion exclusive. Pas question d’abandonner, même un instant, pour des tâches sordides à ses yeux, ce qui faisait sa raison d’être ».
Durant ces années, Modigliani crée un système de dessin spontané au trait clair et simplificateur toujours porté sur la vue directe qui synthétise les formes et tente de rendre l’essence intérieure de son modèle. Il définit ainsi son art : « D’un oeil, observer le monde extérieur, de l’autre regarder au fond de soi-même ». Il dessine énormément, répétant les mêmes traits, les mêmes modèles jusqu’à obtenir la pureté désirée du trait. De même pour la sculpture qui devient sa principale occupation à partir de 1909, il s’exerce indéfiniment par le dessin avant de passer à la taille directe. Ses sujets, sont alors ses égéries féminines, les nus, les sujets antiquisants comme les cariatides ou le monde du théâtre et du cirque qu’il affectionne et qui est très présent au Delta.
Paul Alexandre lui commande des portraits et l’inscrit en 1910 au Salon des Artistes Indépendants où il expose six toiles.
En 1914, la guerre voit la mobilisation du docteur Alexandre et la séparation des deux amis qui ne se reverront plus. Le peintre trouve alors en Paul Guillaume un nouveau mécène exclusif jusqu’en 1916 où Léopold Zborowski, un poète polonais, devient son marchand et son agent. Il rencontre en 1917 Jeanne Hébuterne, jeune étudiante en art, qui devient sa dernière muse, inspire sa série de grands nus et de qui il aura une fille, Jeanne. Rongé par l’alcool et la tuberculose, il s’éteint à l’hôpital à Paris le 24 janvier 1920 à seulement 35 ans. Désespérée, Jeanne Hébuterne se donne la mort deux jours plus tard et rejoint sa dépouille dans une tombe commune au Père Lachaise.
Si 80% des 337 peintures de Modigliani ont été réalisées entre 1914 et 1919 et sont représentatives du style de la fin de vie de l’artiste, les dessins réalisés tout au long de sa carrière représentent mieux l’ensemble de l’oeuvre de cet artiste complet.
Entre 1910 et 1914, Modigliani se passionne pour la représentation de cariatides et de têtes sculpturales et géométrique dans ses dessins. Celles-ci sont liées avec l’intérêt que l’artiste développe pour la sculpture à partir de 1909 sous l’influence notamment de Constantin Brancusi dont le système de forme géométrique des visages influece Modigliani. Celui-ci dessine beaucoup de ces cariatides et têtes sculpturales qui lui servent d’épures avant de passer à la taille directe.
L’influence des sculptures khmères dont les chefs-d’oeuvres aujourd’hui au musée Guimet sont alors exposés au Palais du Trocadéro, est forte chez l’artiste qui est impressionné par la pureté schématique et géométrique des visages pourtant souriants. La lourdeur charnelle de ces sculptures accentue la finesse de l’expression du visage. De même l’art africain dont les masques sont une source inépuisable d’inspiration pour l’avant-garde artistique de l’époque marque son influence à travers la force de son primitivisme et de sa puissance évocatrice.
Mais ce que Modigliani recherche ce n’est pas l’aspect religieux ou mystique de ces oeuvres, mais bien le côté plastique, l’expression épurée de la ligne et des proportions efficaces et immédiatement compréhensibles.
Ces oeuvres s’inscrivent également dans un renouveau néoclassique qui annonce avec beaucoup d’avance les redécouvertes des années 20 et 30 à travers leur hiératisme et leur catalogue de formes géométriques simples. Le vocabulaire du visage se standardise : le triangle du nez marque l’axe symétrique, le trapèze du cou est un socle, l’ovale du visage la toile des expressions et l’ovale vide des yeux le miroir de l’âme, quand le perlé du collier et les vagues des mèches évoquent les frises décoratives de l’architecture grecque. Le thème même des cariatides est un hommage à l’Antiquité gréco-romaine qui voyait dans cette figure architecturale de la femme remplaçant la colonne un hommage aux femmes nobles de Carya ville du Péloponnèse, réduites en esclavage dans leurs plus beaux atours.
Le vocabulaire graphique des têtes sculpturales de Modigliani tourne autour d’une quinzaine de formes dans lesquelles l’artiste pioche pour former des compositions dont il tente de tirer un nouvel équilibre.
Ces compositions ne représentent pas la femme réelle mais une stylisation de la féminité à travers la recherche de la ligne parfaite et de l’équilibre entre monumentalité et sensualité. À l’allongement du cou et du nez répondent la finesse des perles, de l’arc des yeux et des boucles des cheveux.
Ces oeuvres ont peu de repentir et ont été tracées très rapidement, l’artiste essayant de sortir l’essence de l’oeuvre à travers la fluidité du trait.
N. Alexandre, Modigliani inconnu. Témoignages, documents et dessins inédits de l’ancienne collection Paul Alexandre. Paris, Albin Michel, Fonds Mercator, RMN 1996. [cat. 103] 243. p. 288
Modigliani Unmasked: Drawings from the Paul Alexandre Collection, publié pour l’exposition du Musée Juif de New York, 15 septembre 2017 – 4 février 2018, Yale University Press. pleine page 116 & 156 [detail]
Modigliani: The Primitivist Revolution, publié pour l’exposition musée Albertina, Vienne, Septembre 2021 – Janvier 2022, imprimé par Hirmer. Page 140
Cette œuvre a été exposée à :
Venice, Palazzo Grassi, 1993-1994
Tokyo, The Ueno Royal Museum, 1994
Montreal, The Museum of Fine Art, 1996
Rouen, Musée des Beaux Arts, 1996
New York, The Jewish Museum, 2017-2018
Livorno, Museo della Citta di Livorno, 2019-2020
Vienna, The Albertina Museum, 2021-2022