A l’origine le terme Wabi (侘) décrivait un état personnel déplaisant et constituait la forme nominale d’un verbe signifiant “se sentir déprimé”, “être épuisé de faire quelque chose”, “mener une vie de dénuement”.
Le terme Sabi quant à lui exprime les notions de “silence”, de “solitude” et du “temps qui passe”.
Par quels truchements Wabi et Sabi se sont ils retrouvés associés pour former aujourd’hui un concept esthétique unique, expression de la satisfaction intérieur dans la simplicité et le manque, véritable essence de l’esprit japonais ?
Dans cette première partie nous nous intéressons au terme de Wabi 侘i et de ses origines.
Une origine : la cérémonie du thé ou Cha no yu
La cérémonie du thé, mauvaise traduction du terme Cha no yu qui littéralement signifie l’eau chaude du thé, est une pratique culturelle progressivement codifiée au Japon du XIIe au XVIe siècle.
Le thé (Cha) sous forme de briques de feuilles séchées, est introduit au japon durant le VIIIe siècle à l’époque Nara par un moine bouddhiste venu de Chine puis sous forme de poudre (Matcha) au XIIe siècle. C’est sous cette dernière que le thé sera utilisé pour le Cha no yu.
Initialement utilisé par les moines Zen pour se maintenir éveillés durant leurs longues séances de méditation, la consommation du thé se généralisa progressivement à toutes les classes de la société japonaise sous l’influence de l’ouvrage du moine zen Eisai en 1211, le Kissa Yōjōki, (Notes sur l’influence salutaire de l’infusion du thé) qui favorisa son adoption dans l’aristocratie et chez les samouraïs. Les Cha-yoriai (réunions de thé) durant lesquelles l’hôte préparait le thé pour ses invités devinrent alors à la mode.
Deux tendances se distinguèrent. Pour l’aristocratie et la classe guerrière, la coutume de boire du thé devint un passe-temps mondain prenant la forme de compétitions telles que des concours de gourmets (tocha) ou de dégustation de thés (incha-shobu). Souvent associées à des paris, ces compétitions étaient suivies de banquets et permettaient aux organisateurs de démontrer leur richesse et leur raffinement, notamment à travers les enjeux des paris constitués d’objets luxueux.
Parmi les classes populaires, la consommation de thé, bien que de moindre qualité, était également l’occasion de réunions amicales et socialement moins formelles. Ces rassemblements s’accompagnaient fréquemment de banquets ou de bains. Progressivement, les Cha-yoriai gagnèrent les classes bourgeoises et militaires, qui y intégrèrent une dimension luxueuse par l’utilisation de thé de meilleure qualité et d’ustensiles coûteux, notamment d’origine chinoise (Karamono). La recherche d’une esthétique raffinée, notamment par l’utilisation d’une pièce dédiée, le Shoin, élégante et solennelle, constitua les fondements de la cérémonie du thé.
C’est Shinno Nōami (1397-1471), peintre et poète, qui codifia ce phénomène social en unifiant ces pratiques de consommation du thé dans une fusion qu’il éleva au rang d’art avant que le moine Zen Murata Jukō (1423-1502) ne lui confère une voie, un idéal artistique à atteindre. Cette voie, plus tard appelée Wabi-cha, fut consolidée par Takeno Jōō (1502-1555) puis par son disciple Sen no Rikyū (1522-1591) qui paracheva l’art de la cérémonie du thé dans l’esprit Wabi que nous connaissons aujourd’hui.
Wabi cha : naissance d’une esthétique
Durant le XIVe siècle, les objets et ustensiles utilisés pour la cérémonie du thé constituaient tout autant des objets de prestige que d’influence lorsqu’ils étaient offert. Expression du rang et de l’importance de leur propriétaire, la valeur de ces objets majoritairement d’origine chinoise, les karamono, pouvaient représenter des sommes considérables. Ainsi cette période voit l’apogée d’importations à destination des riches classes aristocratiques de céramiques chinoises comme la porcelaine qingbai, une porcelaine à couverte blanche et bleutée ou celle à couverte céladon des fours de Longquan ou encore les tenmoku, des bol en grès à couverte fourrure de lièvre qui furent les premières céramiques utilisées pour le thé en poudre.
Durant la période Muromachi (1336-1573), sous l’impulsion du shogun Yoshimasa Ashikaga (1435-1490), un mouvement culturel, Higashiyama bunka ou la culture de la Montagne de l’est, se forma et vit le Cha no yu se codifier sous l’influence de l’artiste Nōami puis du moine Murata Jukō formé à la cérémonie du thé par Nōami lui-même. Murata ukō orienta le Cha no yu vers une nouvelle forme qui fût tardivement nommé Wabi cha au court de l’époque Edo (1600-1868).
Murata Jukō changea les usages du Cha no yu qui consistait à valoriser des objets chinois couteux, les karamono, en favorisant pour la première fois des ustensiles japonais. Cette nouvelle conception orienta la cérémonie du thé vers l’utilisation d’objet locaux, d’usage quotidien ou moins couteux comme les céramiques coréennes considérées comme grossières.
Poursuivant l’innovation de Murata Jukō, Takeno Jōō puis surtout Sen no Rikyū intensifièrent l’usage d’une céramique japonaise sobre, à l’esthétique dépouillée et spécifiquement créées pour le Cha no yu.
Dans une logique de dépouillement ces nouveaux maîtres de thés qui selon des principes Zen étaient portés vers une simplicité rustique (Wabi Suki), redéfinissaient le Cha no yu et orientaient la production des potiers japonais vers de nouvelles formes en s’affranchissant de l’esthétique sinisante des premiers âges. Ces nouvelles céramiques, inspirées des ustensiles du quotidien, se caractérisaient par des formes irrégulières, des décors stylisés et des parois plus épaisses au couvertes naturellement texturées. Ainsi vers 1580, Sen no Rikyū commanda à Chōjirō, un potier japonais de Kyoto, un bol à thé à parois droites et corps rond. Une forme bien différente des habituels bols à thé.
Les conditions d’apparition de la culture Higashiyama et du concept Wabi.
La période Muromachi (1336-1573) voit se dérouler une importante guerre civile, la guerre d’Onin (1467-1477), qui marqua le début de la période des Royaumes combattants (Sengoku) (1477-1573), une période sombre et violente. Déclenchée par une querelle de succession entre deux branches de la famille shogunale Ashikaga, l’incapacité du shogun Yoshimasa Ashikaga à résoudre la dispute aggrava la situation, entraînant des luttes généralisées à Kyoto et au-delà. Cette guerre se caractérisa par des combats destructeurs, des pillages, des incendies et la dévastation de Kyoto. Le conflit affaiblit le pouvoir central du shogunat Ashikaga, laissant les daimyos régionaux lutter pour la domination, ce qui fragmenta davantage le Japon.
C’est dans ce contexte de violence et de destruction à la fin de la période Muromachi qu’émergea la culture Higashiyama principalement sous l’influence du shogun Ashikaga Yoshimasa. Cette culture, fusion des habitudes culturelles des samouraïs, des nobles (Kuge) et des moines zen, est nommée d’après le quartier Higashiyama à Kyoto où Ashikaga Yoshimasa se retira.
En 1482 fut initiée à Higashiyama par Ashikaga Yoshima la construction du pavillon d’argent (Ginkaku-Ji), dans le but de créer une retraite culturelle inspirée du Pavillon d’Or (Kinkaku-Ji) édifié par son grand-père, Ashikaga Yoshimitsu. Comme son nom l’indique il était prévu que le pavillon soit recouvert de feuilles d’argent mais les désordres sociaux, consécutifs à la guerre d’Onin, ne permirent pas d’achever l’ouvrage comme prévu initialement.
Il est raisonnable de penser que c’est à partir de cette époque, qu’Ashkaga Yoshima en se retirant dans ce pavillon qui aurait dû être un monument ostentatoire, contemplant le calme et la beauté des jardins pendant que la guerre empirait et réduisait Kyoto en cendres, initia la culture Higashiyama.
Sous son mécénat, il encouragea une esthétique qui mit l’accent sur la simplicité et la profondeur spirituelle. Malgré une période de grands troubles Kyoto devint un foyer d’innovation culturelle important réunissant artistes, artisans et moines zen qui, outre le Cha no yu, influencèrent de très nombreux domaines comme l’architecture (apparition du Tokonoma), les jardins, le théâtre Nô, la peinture ou la composition florale (Ikebana).
Wabi, un nouveau regard
Les contextes religieux ( Bouddhisme Zen), politique et militaire (Guerre d’Onin) de la fin de la période Muromachi nous éclairent donc sur la rupture, le glissement qui s’est opéré dans l’esthétique de l’époque. Une rupture entre une esthétique ostentatoire du luxe et de l’apparence, dont les fondements sont a chercher du côté d’une Chine mythique et une esthétique proprement japonaise du détachement et de la beauté imparfaite. Cette esthétique trouva sa synthèse dans l’expression Wabi dont la notion originelle exprimait un état d’esprit et de corps sombre et désespéré à l’image des tumultes qui secouaient cette époque. C’est par l’expression artistique, influencée de principes Zen, qu’une transformation du regard sur les choses que l’élite japonaise transcenda cette période trouble et consolida une identité culturelle encore vivante aujourd’hui.
Ce n’est que bien plus tard, durant la période Edo (1600-1868), que le Wabi, en tant que concept, commença a être nommé puis théorisé par son rapprochement avec celui de Sabi.
Bibliographie
- Okakura Kakuzō, Le Livre du thé, 1906.
- Jun’ichirō Tanizaki, Eloge de l’ombre, 1933.
- Christine Shimizu, Le grès japonais, 2001 Editions Charles Masin.
- Iwao Seiichi, Sakamato Tarō, Hōgetsu Keigo, Yoshikawa Itsuji, Kobayashi Tadashi, Kanazawa Shizue, Dictionnaire historique du Japon, volume 3, 1975.
- Iwao Seiichi, Iyanaga Teizō, Ishii Susumu, Yoshida Shōichirō, Fujimura Jun’ichirō, Fujimura Michio, Yoshikawa Itsuji, Akiyama Terukazu, Iyanaga Shōkichi, Matsubara Hideichi, Dictionnaire historique du Japon, volume 16, 1990.