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Cette grande sanguine, réalisée vers 1937, représente une femme nue, les bras levés et les jambes pliées dans un mouvement de danse. Les traits du dessin sont ceux d’un croquis préparatoire réalisé dans le cadre d’un projet mené sur la danse.
Comme peuvent nous le laisser penser le mouvement de la poitrine et de la chevelure, ainsi que la position générale du corps du modèle, le sculpteur Charles Malfray a très certainement d’abord réalisé le dessin d’un modèle allongé, les pieds prenant appui sur le montant d’un lit. Puis, l’artiste a retourné son dessin, lui donnant une nouvelle orientation et inversant ainsi l’impression de pesanteur. D’un modèle allongé et statique, il a créé une danseuse en mouvement, saisie dans une chute maîtrisée ou effectuant une danse archaïque, telle une bacchante en transe.
Une sculpture, que l’on peut penser être apparentée, est conservée au Musée national d’art moderne, à Paris. Cette sculpture, intitulée la Danse et réalisée en 1938, est un haut-relief en plâtre patiné dont le sujet, une femme nue, est représenté dans une pose tout à fait similaire à celle de notre dessin.
La mise en parallèle de ce dessin et de cette sculpture nous renseigne sur le processus de réalisation employé par Charles Malfray pour créer cette impression très particulière d’une danseuse comme suspendue dans le vide. D’une composition imposée par la pose statique du modèle et la fixation des forces, l’artiste, en opérant un renversement, met en mouvement son modèle.
À cet égard, il est tout à fait intéressant de noter que le sculpteur Charles Malfray, dans ce processus de création reste en parfaite adéquation avec les principes qui régissent son œuvre et sa conception de la sculpture, au caractère nettement architectural.
Ainsi, on peut lire dans ses notes : « L’architecture dans la sculpture…autrement dit ce qui seul compte dans la sculpture…Tout le reste n’est rien… ».
L’architecture est la maîtrise des forces régissant la matière dans une recherche d’élévation. En représentant un modèle passif et étendu, le sculpteur Charles Malfray saisit dans son dessin le champ des forces qui régissent la structure de son sujet. Puis, presque comme pour une opération mathématique, il retourne son œuvre, inverse les forces et met en mouvement son modèle.
Aristide Maillol, Charles Despiau, Robert Wlerick, Antoine Bourdelle, et bien d’autres encore, tous considéraient Charles Malfray comme un maître.
Mais qui fut Charles Malfray, sculpteur à l’origine d’un scandale qui, à l’instar du Balzac de Rodin, illustra un tournant majeur dans la sculpture moderne du XXe siècle ?
Charles Malfray naquit dans une famille de tailleurs de pierre et d’architectes. Rapidement mis en apprentissage dans l’atelier du sculpteur Alfred Lanson, le jeune Malfray poursuivit sa formation jusqu’en 1904 à l’École des beaux-arts d’Orléans. Rejoignant ensuite son frère Henri, alors étudiant en architecture à Paris, Charles Malfray y découvrit la vie de bohème et l’indépendance. Il y rencontra de grands artistes, comme Auguste Rodin, et se créa d’inaltérables amitiés avec les artistes de son temps. Antoine Bourdelle, Charles Despiau, Maurice Ravel ou Aristide Maillol lui furent de fidèles amis.
En 1907, Charles Malfray fut admis à l’École des beaux-arts de Paris. Il compléta sa formation académique par une intense pratique du dessin, pris sur le vif au hasard de ses promenades le long des quais de Seine. Déjà une farouche volonté de s’affranchir de l’académisme existait chez lui.
Se présentant à de nombreux concours jusqu’en 1914, Charles Malfray est mobilisé cette année-là dans l’artillerie. Ses années de guerre furent éprouvantes ; gazé à plusieurs reprises durant les terribles batailles se déroulant au Chemin des Dames, sa santé en fut irrémédiablement altérée.
Après plusieurs tentatives avant-guerre, Charles Malfray obtint le second prix de Rome en 1920 pour son œuvre la Maternité, acquise ensuite par l’État.
Charles Malfray traversa ensuite, jusqu’au décès de sa mère en 1935, une période difficile, accumulant problèmes personnels et déboires financiers.
La maladie mentale de son frère, qui décéda en 1932, et la réalisation des monuments aux morts pour les villes de Pithiviers et d’Orléans, qui constitua l’enjeu d’une bataille esthétique, l’épuisèrent moralement et financièrement. Hermétiques au style novateur du sculpteur, presse, associations et municipalités locales ne cessèrent de critiquer violemment le travail de Charles Malfray.
La sculpture de Charles Malfray est une sculpture puissante et massive. S’éloignant rapidement de l’académisme, il s’est nourri de l’art roman qu’il admirait et considérait comme authentique, à l’instar de l’art khmer dans lequel il puisa une anatomie musculeuse. Rompant avec l’académisme de son époque, Charles Malfray, par son retour à une statuaire ancestrale, authentique et sincère, se considérait comme véritablement moderne.
« L’art moderne comme vous le dites, n’est que la recherche exacte de la véritable tradition dans la statuaire, tradition que nous avons perdue depuis le XVe siècle.“
Notes, Charles Malfray
Admiré et soutenu par ses pairs, Charles Malfray fut ardemment défendu par les grands sculpteurs de son époque comme Charles Despiau, Antoine Bourdelle ou Robert Wlerick, mais aussi par des critiques d’arts importants comme André Warnod, Louis Vauxcelles ou Charles Kunstler.
Soutenus par ses amis, Charles Malfray bénéficia de l’aide de Maillol , qui lui permit d’enseigner à l’Académie Ranson comme professeur de sculpture et de dessin, ce qui lui assura des revenus modestes pour vivre.
À partir de 1935, plusieurs expositions puis des commandes de l’État donnèrent à Charles Malfray un nouvel élan qui se consolida jusqu’en 1939, année durant laquelle il participa à l’exposition un siècle de sculpture française à Amsterdam aux côtés de Rude, Carpeaux, Rodin, Despiau ou Maillol.
Charles Malfray décéda subitement en 1940 à Dijon.
Ce n’est qu’après sa mort, à l’occasion d’expositions et rétrospectives durant les années 50, que Charles Malfray devint, parmi Rodin, Bourdelle ou Maillol, une des grandes figures de la sculpture du XXe siècle. De nombreux sculpteurs figuratifs et notamment le groupe des Neuf (Jean Carton, Raymond Corbin, Paul Cornet, Marcel Damboise, Léon Indenbaum, Léopold Kretz, Gunnar Nilsson, Jean Osouf et Raymond Martin) œuvreront à pérenniser sa mémoire.
À plusieurs reprises durant sa carrière, Charles Malfray travailla sur le thème de la danse, à la fois comme sujet d’étude personnel mais aussi dans le cadre de commandes, comme ce fut le cas pour la Danse debout, colossale sculpture de pierre blanche destinée à orner, lors de l’exposition universelle de 1937, la cour d’honneur du musée municipal d’art moderne, quai de Tokyo.
Mais il ne nous est pas possible d’aborder ce sujet sans évoquer la figure d’Isadora Duncan, qui inspira très fortement Charles Malfray.
Célèbre danseuse du début du XXe siècle, Isadora Duncan révolutionna la pratique de la danse en posant les bases d’une pratique moderne. S’érigeant contre le formalisme et la codification d’un art devenu trop formel à ses yeux, elle désirait affranchir les corps des danseuses des contraintes de la danse que nous appelons aujourd’hui classique. En prônant notamment un retour au modèle des figures antiques grecques et une plus grande liberté d’expression, Isadora Duncan sema le germe d’une révolution esthétique qui donna naissance à la danse contemporaine. Véritable muse pour beaucoup d’artistes de son temps, Isadora Duncan fut prise comme modèle par Auguste Rodin, Antoine Bourdelle ou Maurice Denis.
L’influence qu’Isadora Duncan exerça sur le jeune Charles Malfray, lorsqu’il la rencontra en présence d’Auguste Rodin chez elle en 1904, est certaine.
Lui-même en opposition avec les principes des enseignements académiques, Charles Malfray ne put qu’être subjugué par cette femme libre et audacieuse, dont il réalisa de nombreux croquis et dessins.
Morte tragiquement en 1927, Charles Malfray continuera de puiser son inspiration dans la figure d’Isadora Duncan pour réaliser en 1937 et 1938 une série de sculptures de danseuses et de dessins, dont notamment celui que nous vous présentons.
Jacques de Laprade, Charles Malfray, dessins et sculptures, Mourlot, Paris, 1945
Charles Malfray, préface d’André Chamson, Paris, Petit Palais, 1947.
Alexandrian, Dictionnaire universel de l’art et des Artistes, Paris, Hazan, 1967.
Denys Chevalier, Nouveau dictionnaire de la sculpture moderne, Paris, Hazan, 1970.